Chapitre VI

Pondichéry, l’ashram d’Aurobindo


Pondichéry. 18 janvier 1951

Arrivée à Pondichéry à sept heures du matin. Ma couchette de seconde classe était très confortable. Les banquettes de 1°° et 2°" classe des trains de l'Inde sont larges et bien rembourrés, Ils peuvent servir de couchelte pendant la nuit. Au-dessus des banquettes, il y a généralement une couchette supplémentaire qui fait office de porte bagages pendant la journée. Les distances sont grandes en Inde et il est fréquent qu’on doive passer une nuit ou deux dans le train.
J'ai bien dormi, allongé à même la moleskine de la couchette car je n’ai emporté avec moi aucun matériel de couchage. J'ignorais que le « bedding » était un élément indispensable pour un voyageur en Inde. Le «bedding » est une sorte de sac de couchage contenant tout un matériel de literie : draps, couverture, coussins, etc Même dans les hôtels, beaucoup d'hindous utilisent le matériel de couchage qu’ils ont emporté avec eux.
Le train s’était arrêté à VILLUPURAM pour les formalités de la douane avant de quitter le territoire indien ; mais plus de formalités de visa pour passer d’une zone à l’autre.
Me voici donc en terre française. Les «coolies» sont devenus les « porteurs ». Ils baragouinent le français mais réclament leur « bakshish » avec la même véhémence.
Un rickshaw qui ici s'appelle le « pousse-pousse » me transporte à la recherche d’un hôtel. Pas de place dans les hôtels de première classe. Je finis par tomber sur un hôtel de deuxième zone peu confortable. Le patron parlant français et le petit déjeuner à la française me réconcilient avec l'endroit.
Je suis avant tout venu à Pondichéry pour visiter le célèbre ashram de SRI AUROBINDO. J'ai une lettre de recommandation pour Monsieur B, un français de l’ashram. On m'a dit que le travail commençait à une heure et demie de l’après-midi à l’ashram. A une heure et demie précises, j'arrive donc à l’ashram avec ma lettre de recommandations. La plupart des gens de l’ashram sont des hindous venus d'autres régions de l'Inde. La conversation se fait le plus souvent en anglais. Je demande à voir Monsieur B. On me répond qu’il n’est pas disponible.
Je reviens à trois heures et demie. Après un petit moment d'attente, Je suis reçu par un grand monsieur assez mince aux yeux pénétrants derrière ses lunettes d’écaille. T1 à le visage sérieux et préoccupé d’un homme chargé d'une lourde responsabilité car il occupe un poste de premier plan dans l'ashram. Son dévouement et sa foi en «mère » sont touchants. Je lui présente ma lettre de recommandations, nous échangcons quelques mots au sujet de la vie dans l’ashram et la philosophie d’Aurobindo en général. Puis il me confie à un membre de l'ashram chargé de recevoir les visiteurs.
On me demande tout de suite ce que je désire voir. L'ashram est une vaste et puissante organisation possédant de nombreux bâtiments disséminés dans Pondichéry. L'organisation a sa boulangerie. son imprimerie, ses services médicaux ect… Je désire me limiter au côté spirituel de l'ashram. On me donne rendez-vous à dix huit heures quarante cinq sur le terrain des sports. Celui-ci se trouve dans un des nombreux bâtiments de l’ashram. Il est constitué d'une vaste cour intérieure où évoluent environ trois cents jeunes gens. jeunes filles. adultes et même quelques vieux. Ils sont tous vêtus de chemisettes blanches et pantalons courts. rangés en bon ordre. Ils exécutent ensemble une série d'exercices physiques qui se font la plupart en marchant. Les mouvements sont basés sur le système de la gymnastique suédoise. Ils semblent assez complets mais aussi fatigants. Ils constituent un excellent exercice physique mais il a le gros inconvénient de ne pas tenir compte des différences individuelles de capacité physique.
À la fin de la gymnastique, on éteint les lumières et on fait dix minutes de concentration mentale pendant lesquelles le silence est de rigueur,
« Mère » est généralement présente et après la séance, distribue des cacahuettes aux enfants et aux adultes.
À part les trois cents gymnastes évoluant sur le terrain de sport, 1] y a aussi un grand nombre de spectateurs, presque tous membres de l’ashram, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards. Après la journée de travail (car presque tout le monde travaille à l’ashram) c’est ici qu’on se réunit pour se relaxer et causer un peu.
Parmi les spectateurs, se trouve SRI DILLIP KUMAR ROY pour lequel SWAMI SIDDHESWARANDA m'a donné un mot de recommandation.
DILLIP KUMAR ROY est en effet un compositeur de musique de grande classe, un des principaux disciples de SRI AUROBINDO et un homme ayant une solide expérience dans le domaine spirituel. Ses compositions sont avant tout religieuses et font partie intégrante de sa SADHANA (discipline spirituelle), Un homme très simple sans trace d’orgueil ou d’ostentation. Son visage potelé et rêveur a une expression quasi enfantine. Sur son front sont dessinées les marques des adorateurs de KRISHNA.
Ce soir, à huit heures et demie, le maître va donner un récital de musique à son domicile « dans l'intimité ». Il a la gentillesse de m’inviter. Le maître chante lui-même et s'accompagne d’un harmonium à main. Il est secondé par une personne battant la mesure avec le MRIDANGA (une variété de tambour) et faisant résonner par intervalles des cymbales Ç les KATTAL). C’est l’ensemble instrumental généralement utilisé en Inde pour les KIRTAN, les chants religieux faits en commun.
La musique hindoue est très différente de ce que nous avons l’habitude d’entendre en Occident. Les Bengalis (le maître est bengali) en particulier ont un folklore de gens religieux qui peuvent faire vibrer très profondément les cordes affectives. La simplicité des chants, leur parfaite harmonie, leur puissante tonalité affective en font des joyaux de musique dont la beauté surpasse tout ce que j'ai entendu auparavant



Pondichéry, le 19 janvier 1951

« Venez demain matin à sept heures et demi précises au bâtiment central de l’ashram » m’a-t-on dit la veille avec le ton de quelqu’un qui accorde une très grande faveur. C’est l'heure où « mère » distribue la bénédiction individuelle à ses disciples.
« Mère » est une française d'Algérie, issue d'une grande famille. Son frère était gouverneur d'Afrique équatoriale. Elle étudiait et pratiquait déjà l’occultisme bien avant d’avoir rencontré SRI AUROBINDO. Son premier gourou aurait été celui qui avait guidé madone Blavatsky, la célèbre fondatrice de la société théosophique. C’est elle qui accueillit SRI AUROBINDO quand il vint chercher refuge à Pondichéry. Le sage avait une confiance illimitée en elle. Elle était la « mère » de l'ashram, l'intermédiaire entre le divin masculin- SRI AUROBINDO- et les disciples.
Pour les disciples de l’ashram, elle est l’incarmation même de la « mère divine » omnipotente, omnisciente, toujours prête à aider et à secourir pour un peu qu’on le lui demande. Quand on connaît l'importance que donnent les hindous et surtout les Bengalis (car une grande partie des membres de l’ashram sont bengalis) à l'aspect maternel du Divin, on peut comprendre la vénération qu’ont les disciples pour « mère ». Rien ne se fait sans elle. On la consulte pour les moindres détails de la vie de l’ashram.
J'arrive au bâtiment central un peu avant l’heure fixée. Une longue file de disciples de tout âge et des deux sexes attendent que « mère » descendent de ses appartements. On me conduit dans le hall de méditation où ceux qui désirent se recueillir peuvent attendre. Je m’assieds sur le dallage, les jambes croisées.
Sans l’avoir cherché, ma position est excellente pour observer le spectacle.
« Mère » arrive, descendant les larges escaliers qui mênent vers son appartement privé. Une vieille dame souriante, pleine de bonté. Sa tête est entourée d’une pièce de sari qui masque ses cheveux et son front. Elle ne porte aucun vêtement d'apparence monastique, mais une longue robe colorée qui ne ressemble pas à celles qu’on porte en Europe et que l’on classe dans le style «genre oriental ». Néanmoins, il me serait difficile de situer ce vêtement dans une catégorie de costumes régionaux de l’Inde.
« Mère » prend sa place debout devant une petite table. À sa gauche se tient un vieux disciple portant une longue barbe et des cheveux blancs. Son aspect imposant et vénérable évoque le Souvenir des anciens Rishis de l’Inde. À côté du vieillard, une jeune femme tient une corbeille pleine de fleurs dans ses bras.
Un à un, les disciples vont défiler devant « mère ». A chacun, elle offre la fleur matinale qui sera prise dans la corbeille.
Elle a un petit mot gentil pour les enfants, les jeunes gens, les jeunes filles, les vieillards. Les uns prennent la fleur sans rien dire. D’autres posent à voix basse une question à « mère » qui leur répond. D'autres encore la fixent pendant quelques secondes d’un regard extatique.
Certains lui baisent la main, à demi agenouillés comme le faisaient jadis les chevaliers des chansons de gestes à la « dame de leurs pensées ». D’autres baissent la tête, semblant implorer une bénédiction qu’elle accorde d’un geste. Je prends mon tour. Elle sourit un peu plus longuement au nouveau venu que je suis. Je reçois ma fleur et m'en vais.
Je dois avouer que je suis déçu. Peut-être suis-je un peu naïf. Je suis venu à la recherche du « miraculeux » et m’attends à ressentir quelque chose. Mais il semble bien que les vibrations spirituelles sont sans effet sur moi. Sans doute, n'est-ce pas mon destin de m’attarder ici et ce n’est pas ici que je trouverai ce que je suis venu chercher en Inde.
Je vais ensuite me recueillir sur la tombe de SRI AUROBINDO qui se trouve en plein milieu du bâtiment central de l’ashram. C’est un caveau en ciment. La partie supérieure est couverte d’une abondance de fleurs. Autour de la tombe, des disciples prient, d’autres méditent. Le souvenir du grand maître est encore bien vivant car il y a à peine un mois et demie qu’il vient de mourir.
J'avais lu en France une partie des ouvrages écrits par ce grand sage et philosophe. Je lui portais une grande vénération. Mais ici comme devant « mère », je dois avouer franchement que je n'ai rien senti.

Le yoga d’'AUROBINDO. bien que basé sur l’ancienne tradition des VEDAS et des UPANISHADS a quelque chose de nouveau à enseigner. L’union avec Brahman, c’est-à-dire la fusion de la conscience absolue est le but ultime de la plupart des yogas des autres systèmes. Mais AUROBINDO ne veut pas s’en contenter. Il s’agit de faire descendre cette réalisation dans les plans inférieurs, jusque dans la matière pour les diviniser et régénérer l’ensemble de la société humaine par le divin.
Cette conception n’est pas entièrement nouvelle. Il y à de nombreuses histoires et légendes de Yogis ayant réussi à obtenir un VAJRA-KAYA. un corps physique parfait, libre de maladie et de vieillissement. Quand à la divinisation d’une société dans son ensemble, nous retrouvons cette idée dans les ouvrages de l’Inde ancienne. Le SATYA-YUGA ( l’âge d’or) était une époque où cet idéal aurait été réalisé dans une certaine mesure. Le RAMAYUNA nous parle du RAMA-RAIYA (le règne de RAMA) après le retour de RAMA de son exil qui correspond en tous points à l’idéal d’une société divinisée. Dans le même ordre d'idées, prophétie de l’époque messianique mentionnée dans la Bible et l’enseignement judéo-chrétien où il s’agit de faire descendre le royaume des cieux sur terre. Pourtant, du point de vue védantique, ces conceptions sont inacceptables. Car la perfection n’est possible que dans l’ATMAN, l’absolu, le Sans forme. Tout ce qui a un nom et une forme est par définition imparfait, changeant et transitoire. Ainsi, porter son effort à dynamiser le corps physique et la matière serait un effort vain semblable à celui de l’homme qui voudrait saisir une ombre ou une réflexion dans un miroir. Seule l’image réelle, autrement dit, la Conscience Absolue doit être recherchée car c’est d’elle que les formes surgissent et c’est en elle qu’elles se résorbent.
Le yoga d’AUROBINDO répond à un besoin de l’époque. L'idéal du yogi qui se retire dans la forêt loin du monde ou celui du Rishi qui vit le plus souvent dans le NIRVIKALADA SAMADHI, le grand vide où l'univers a cessé d’exister, sont périmés, même en Inde.
A l’ashram d’AUROBINDO, on essaye très vaillamment d’amener dans le plan des réalisations cette société divine, ne serait-ce qu’à une échelle réduite. Cet ashram ne ressemble à aucun autre. Une grande entreprise ayant environ huit cent membres, tous (ou presque tous) travaillant. Plus environ sept cent ouvriers de l'extérieur.
Le travail des gens de l’ashram dans les sept ou huit départements de l’activité de cette organisation n’est pas fait dans un but lucratif. C’est un yoga. Du KARMA-YOGA tel qu’il est décrit dans la BAGHAVAT GITA. Une activité faite pour la joie d’agir sans but intéressé, un travail fait comme un instrument du divin. Pour le divin.
Ils ne possèdent rien. Tous leurs besoins en vêtements, nourriture, logement sont satisfaits par la «mère » ou par ses adjoints. Ils font très peu — certains même peut-être pas du tout- d’exercices de méditation. Ils n’en ont pas le temps. Leur devoir est de s’abandonner entièrement au Divin, à la « mère », que le « salut sera collectif ».
Presque tous ont l’air heureux car ils sont en paix avec eux-mêmes, pensant que leur activité a comme fruit le «sommum bonum». Ils ont rejeté le lourd fardeau, les soucis des responsabilités personnelles.



Pondichéry le 20 janvier 1951

Aujourd’hui, j'ai déménagé de mon hôtel. J’ai demandé à loger à l’ashram afin de pouvoir participer de plus près à la vie qu’on y mène. Ma requête a été accordée par « mère » qui a été consultée car rien ne se fait sans elle. Je suis logé à « Golconde ». Le nom d’un des bâtiments de l’ashram réservé aux hôtes de passage et à un nombre restreint de disciples.
« Golconde » est un des sujets d’émerveillement pour les hindous, une des preuves — entre autre- de l’omniscience de « mère ». C’est elle qui l’a fait construire et a donné les directives aux architectes. « Golconde » est une vaste construction à plusieurs étages ressemblant beaucoup aux bâtiments de nos cités universitaires.
La chambre où je loge est agréable et confortablement meublée. Pas de fenêtres, mais mieux que cela pour cette latitude : fout le mur donnant sur l'extérieur est un grand volet formé par des lames mobiles en ciment armé. Le même système de volets se trouve dans les couloirs des WC et des douches. Ces derniers sont très propres — ce qui est rare en Orient- et construits à l’européenne.
Les repas méritent une mention spéciale. Ils sont pris à des heures fixes et en commun dans le « dining room » qui est plutôt un réfectoire. Le réfectoire se trouve dans une grande villa, à trois cent mètres environ de Golconde. Pour manger, on s’assoit sur le sol, les jambes croisées. Chacun a devant lui une petite table individuelle sur laquelle il posera les plats. On va chercher soi-même ses repas dont les éléments sont distribués selon le système du travail à la chaîne. L’un après l’autre, nous passons devant une série de stands. Derrière chacun d’eux se trouve un membre de l’ashram chargé d’un service spécialisé. Le premier donnera un grand plateau, le deuxième un verre. le troisième du pain, le quatrième du riz, le cinquième des légumes ect… Les plats et assiettes dûment remplis, on s’assoit devant sa petite table et on mange.
La nourriture est strictement végétarienne. Même les oignons, l’ail et le piment sont prohibés. Les repas — abondants et complets du point de vue diététique- sont composés de pain, de riz, de légumes, de laitages et de fruits,
Le repas terminé, on passe devant une autre chaîne chargée de recevoir et de nettoyer les assiettes vides. Chaque élément de la chaîne ne s’occupant que du nettoyage d’une seule catégorie de plateaux ou d’assiettes. Ph
Ici comme partout, l’organisation est parfaite. Pas un cri, pas une parole déplacée, on ne rencontre que sourires et amabilités. Pas de traces de cette pagaille qu’on voit si souvent en Orient.
Comme dans tous les domaines, plane l’ombre gigantesque de cette grande dame. La plupart des disciples ont la conviction qu’elle est omniprésente et qu'aucun de leurs actes ou de leurs pensées ne lui échappent. Beaucoup n’agissent et ne pensent que par elle. Tout ce qui est bien et favorable est attribué à son influence occulte. Quand quelque chose ne va pas, c’est la faute du disciple qui n’a pas su s’ouvrir au Divin.
Cet ashram — mais est-ce bien un ashram ?- est une remarquable tentative de constituer un noyau de société basé sur ce qu’on appelle les principes divins ou traditionnels. Depuis toujours, il y a eu deux grands courants de pensée en ce qui concerne l’organisation de la vie sociale des humains. Ils partent de deux conceptions, deux « Weltanshauungen » totalement différentes, voire même opposées. De nos jours, on les désigne par les termes de « civilisation divine » (ou traditionnelle) et de « civilisation prométhéemne »
Dire que première est une société croyant en Dieu et en une religion, la deuxième, celle d’un monde athée et matérialiste est une définition un peu simpliste qui ne correspond pas à la réalité des faits. Ce qui compte avant tout est le mobile profond de notre action et non l’étiquette superficielle de croyant ou athée. Si le mobile profond de nos actes est de comprendre et d'atteindre les valeurs éternelles : l'essence des choses, la nature de notre personnalité, même si nous ne croyons ni en Dieu, ni en aucune religion, notre attitude peut être dite « divine ». Si au contraire, notre leitmotiv est « manger, boire, jouir », se serait une attitude prométhéenne ou ASURIQUE pour employer le terme utilisé en Inde. Cette dernière formule est hélas celle de la majorité des hommes que ce soit en Occident ou en Orient.
Les savants modernes ont quelquefois été comparés à ces titans ou ASURAS en révolte contre Dieu, tentant de lui arracher la suprématie sur la nature et dont le sort serait semblable à l'apprenti magicien finalement débordé et submergé par ses propres créations. La science moderne, dans la mesure où son but est désintéressé peut trouver sa place dans une société « divine ».
Le savant, dans les sociétés modernes est le porte-flambeau, le prêtre en quelque sorte. Mais un chercheur ne peut pas guider un autre chercheur, un aveugle ne peut pas montrer la route à ses semblables, L'idéal du chef, du guide de la société, serait le Sage, celui qui a « réalisé » la vérité. C’est précisément là le principe fondamental de toute société « divine ». C’est ce qu’on essaye de mettre en pratique à Pondichéry. La « mère » constitue l'autorité suprême. Mais on lui obéit par amour, non par crainte. Rien n’est obligatoire en principe. Ses ordres sont suivis spontanément parce qu’on sait que c’est agir selon notre nature divine,



Pondichéry. 21 janvier 1951

J'ai fait un tour en ville aujourd’hui. Pondichéry ressemble à une petite ville de province en France avec sa place Jeanne d’Are. ses jardins publics. ses bâtiments municipaux. Malheureusement, on ne peut se promener sans être assailli par une foule de mendiants. Leur dénuement et leur misère forcent la compassion et on voudrait leur donner quelque chose.
Mais si on a l’imprudence de distribuer quelques sous, on est immédiatement assaillis par une nuée de miséreux qui vous harcèlent et vous suivent sans trêve.
Je commence à avoir des amis dans cet ashram. Mais ce n’est pas difficile car ici tout est douceur et amabilité.
La grande majorité des membres de l’ashram sont des hindous, surtout des bengalis. Il y a aussi quelques occidentaux, français, canadiens, américains. Parmi eux se trouve une femme canadienne qui « travaille » à l’ashram et qui m’a raconté l’histoire suivante :
En avril 1950, le jour même de la mort du grand sage de TIRUVANAMALAÏ (RAMANA MAHARSHT), elle avait éprouvé un intense désir d'aller voir le sage. La nouvelle de sa mort n’était pas encore venue, Elle avait demandé la permission à « mère » qui lui fit répondre : « qu’elle y aille et qu’elle y reste ! ». Mais le lendemain, le voyage s’avérait inutile car la nouvelle de la mort de MAHARSHI avait été rendue publique. Le soir même du décès, elle vit une comète se déplaçant lentement dans le ciel.



Pondichéry. 22 janvier 1951

Aujourd’hui, jai visité le service de massage et de physiothérapie de l’ashram. Les méthodes utilisées sont d'inspiration occidentale. Il y a un appareil à infrarouge et un vibro-masseur.
L'organisation aurait l’intention d’acquérir aussi un appareil de diathermie. Une jeune américaine chargée du service me dit qu’en plus des méthodes classiques, elle utilise le magnétisme. C'est-à-dire qu'avec ses mains, elle transmet du fluide ou enlève l’excès si nécessaire. Il est difficile de vérifier dans quelle mesure cette méthode est efficace car le facteur subjectif est primordial.
Cet après-midi, j'ai assisté à une démonstration faite par un expert en HATHA-YOGA. Il exécute toutes les ASANAS dont certaines sont des plus acrobatiques. Certains de ces mouvements seraient difficiles à reproduire même par un acrobate occidental de métier. Mais il est vrai qu’avec de l'entraînement et de la patience, tout devient possible.
A mon grand étonnement, le HATHA-YOGTI m'a avoué qu’il ne pratiquait pas régulièrement ces exercices car il ne se sent pas assez maître de son esprit pour en supporter les conséquences. Il ne pratique que de temps en temps à titre d’exhibition. Plus tard, je comprendrai et approuverai sa prudence. Faire du HATHA-YOGA sans avoir au préalable maîtrisé son esprit, c'est comme si l’on fouettait des chevaux sans s'occuper d'avoir les rênes bien en main. Par ailleurs, il ne pratique — me dit-il- aucun exercice de méditation et s’en remet entièrement à « mère ». « S’en remettre à mère » veut dire s’abandonner totalement au Divin. C’est un point fondamental dans le yoga d’AUROBINDO, comme dans tous les yogas basés sur la dévotion. C’est l'ATMANIVEDAN, le don total de soi, traduit improprement en anglais par « surrender » où « self-surrender ». Cette attitude est quelquefois confondue avec de la négligence et du laisser-aller, non seulement par le critique caustique, mais aussi hélas par ceux qui le pratiquent. Le véritable « surrender » est extrêmement difficile à réaliser. Dédier au divin toute notre activité, toutes nos pensées, demande un effacement total de l’égotisme et un esprit constamment en alerte. Quand l’ego a totalement cédé le pas. alors le « pouvoir de l'Autre » entre en action. Et ce « pouvoir de l’Autre » est en fait notre véritable « Moi ».



Pondichéry. 23 janvier 1951

Ce soir, je dois avoir une entrevue privée avec « mère » à 18h15 dans le bâtiment du terrain des sports. Les disciples m’ont dit que je serai pendant un quart d'heure ou une demie heure face à face avec le divin incarné. Elle serait capable de voir dans mon esprit comme à travers une fenêtre ouverte. Tant mieux !
J’ai l’intention de quitter l’ashram après-demain pour remonter vers le nord de l’Inde, Calcutta, Bénarès, etc…
Ce que je cherche n’est pas ici…
J'ai eu cette entrevue avec « mère ». Dai été déçu. Il est’vrai que l’entrevue fut écourtée. « Mère » était déjà venue en retard et au bout d’environ cinq minutes de conversation, elle fut appelée ailleurs.
Je me suis retrouvé en face d’une très vieille dame - soixante quinze ans je crois- aux traits fatigués. Je l'avais vue tous les matins le visage épanoui et souriant. ai été surpris de lui trouver une expression presque sévère. J’ai l’impression de lui avoir déplu. Est-ce la cravate que j'ai mise par politesse ? Mon attitude a-t-elle manqué de cette humble vénération qu’on doit montrer à un grand sage ? Peut-être tout simplement était-elle épuisée après une longue journée et avait hâte de se débarrasser du questionneur dilettante que je suis.
« Mère » m’a posé une question très simple qui m'a cependant désarçonné. Elle m’a demandé pourquoi je voulais faire du YOGA. Je ne m'étais jamais posé la question en termes clairs. C'était une aspiration de tout mon être, une certitude intuitive, Le yoga était pour moi la seule chose qui valait la peine d’être faite. J'ai sorti une réponse bafouillée qui sans doute ne lui a pas plu.
Elle m'a aussi demandé quel était le but de mon voyage en Inde. Cette fois, la réponse est venue claire et nette : « je suis à la recherche d’un gourou ». Elle m’a répondu : « S’il en est ainsi, vous le trouverez immédiatement »
Sa prédiction s’est réalisée onze jours plus tard à Benarès, dans un ashram sur le bord du Gange. Est-elle capable de lire dans les pensées ? A-t-elle la faculté de sonder les profondeurs du cœur ? Que sais-je. Néanmoins cette grande dame semble avoir l'esprit clair et précis malgré son âge. Son regard pénétrant est celui d’une personne douée d’un sens psychologique affiné.



Pondichéry. 24 janvier 1951

Cet après-midi, au cours d'une promenade. j'ai fait la connaissance d’un hindou de Pondichéry et nous avons engagé une conversation. Il parlait un excellent français avec un accent de terroir comme les paysans de nos campagnes. Il est membre de l’ashram depuis plus de quarante ans et a été un des premiers disciples de SRI AUROBINDO. Il m'a raconté ses premiers contacts avec le grand sage. Comment dés la première entrevue, SRI AUROBINDO à ouvert son cœur. C'est-à-dire qu’il a amené à la surface les mots qu’il voulait dire et qui répondaient à ses aspirations profondes. Plus tard, la grâce du maître a fait « descendre le Divin en lui (probablement l'éveil de la KUNDALINI). J'ai été assez sceptique en écoutant son histoire. Peut-être même une lueur d'ironie est-elle passée sur mon visage. Une chose curieuse s’est produite. Je l'ai regardé droit en face - selon mon habitude- quand j'ai ressenti une sensation douloureuse d'aveuglement dans les yeux. Fxactement ce que l’on éprouve quand on passe brusquement de l'obscurité à une lorte lumière. J'ai été obligé de détourner mon regard de mon interlocuteur. Cette sensation a bien duré quelques minutes. Je dois ajouter que la lumière et la chaleur de l'Inde ne me gênent absolument pas. De plus, je ne me sentais pas fatigué. Je suis ici dans mon état normal, comme en France et je ne ressens pas le moins du monde cette atmosphère « électrifiée » dont parlent certains européens.
Cet ashram est un lieu bien étrange. Il y a certainement quelque chose de « Divin » ici, bien que je ne le ressente pas. Tout ce monde rassemblé ici n’est pas venu pour rien. Il y a des artistes, des poètes, deux médecins, des intellectuels. La majorité est formée de jeunes ou de gens dans la force de l’âge. Ils semblent réellement avoir obtenu un état de contentement, si non de bonheur. Mais ce que je cherche n’est pas ici. C’est sur des sommets, loin des foules où l’air est pur et rare.



Madras le 25 janvier 1951

Me voici de nouveau à Madras. J’avais l’intention de prendre immédiatement le train pour Calcutta mais toutes les couchettes sont retenues jusqu’au 28. Il faudra donc que je reste encore quelques jours ici. Séjour forcé car je n’aime pas beaucoup cette grande ville où l’on est sans cesse assailli par des mendiants et des gens qui vous offrent des services. Ce contretemps sera utile car je compte le mettre à profit pour visiter CONIIVERAM, la Benarès du Sud, l’un des sept principaux lieux sacrés de l’Inde.