IIème Partie :

Quelques facettes de l’Inde religieuse



Avant-propos

J'ai voyagé en Inde de long en large depuis l'Himalaya au Nord jusqu'à MADURAÏ dans le Sud, de KALIMPONG à SIMLA et de BOMBAY à CALCUTTA.
Pendant plus de quinze ans, j'ai presque toujours vécu parmi les hindous orthodoxes ou à de rares intervalles chez les bouddhistes. Le plus souvent, j'ai séjourné dans des ashrams, plus rarement dans des PHARMASHALAS (hôtels pour pèlerins) et quelquefois dans des ermitages solitaires dans la jungle.
Parmi les endroits où j'ai vécu, quelques uns m'ont particulièrement frappé. À mes yeux, ils représentaient un aspect caractéristique, une des facettes, de l’Inde religieuse. J’ai pensé que mes impressions pourraient intéresser un lecteur d'Occident. En premier, vient naturellement Bénarès, capitale religieuse de l’Inde, bastion de l’orthodoxie et centre du Shivaïsme, Puis, en contraste avec Bénarès, SARNATH, toute proche et un des derniers fiefs du bouddhisme sur la terre de l’Inde. Enfin, BRINDAVAN, centre du Vishhnouisme et rivale de Bénarès. l’évoquerai également une autre facette: un ermitage solitaire typique en pleine forêt himalayenne où j'ai vécu plusieurs années et d’où j'écris ce livre.
Enfin, à l’opposé de cette grande solitude des montagnes, la foule immense et vibrante de ferveur religieuse d’une KUMBHA-MELA à ALHABAD.




Chapitre I

Bénarès


Bénarès, appelée maintenant Varanasi a été pendant longtemps mon lieu de prédilection en Inde. l'y ai passé près de huit ans dans un ashram au bord du Gange.
Bénarès est une ville riche en beautés naturelles. Les rives du fleuve sont pittoresques et de splendides coloris en feraient le paradis des peintres. Les attrayantes GALIS, les petites ruelles aux dessins compliqués comme un labyrinthe cachent des sages connus ou inconnus, des pandits à la vaste érudition, des possesseurs de vieux manuscrits rares, des antiquaires dont l'arrière boutique poussiéreuse contient parfois quelques chefs d’œuvre de sculpture ou de peintures anciennes, Dans ces ruelles se vendent les célèbres SARIS de Bénarès et les graveurs sur cuivre et laiton exposent leurs petits chefs d'œuvres. Pour un visiteur indifférent. il semblerait que Bénarès se cache derrière un manteau de haillons. Il faut savoir la découvrir et pour certains cela prend beaucoup de temps. Bénarès est en effet une ville très ancienne et comme toutes les vicilles cités, elle a ses laideurs.
L'origine de la ville se perd dans la nuit des temps. Il en est fait mention déjà dans les écrits les plus anciens de l’Inde tels que le RAMAYANA et le MAHABHARATA. Même dans certains UPANISHADS. Le Bouddha y vint après son illumination, cinq cent ans avant J.C et fit son premier sermon à SARNATH à quelques kilomètres de la ville. C'était déjà une ville florissante.
Le célèbre pèlerin chinois HIVEN STANG la visita vers 629 après J.C et parle des cent temples de SHIVA et dix milles ex-voto.
Depuis la plus haute antiquité, Bénarès a été un centre de sagesse, une pépinière de philosophes, d'écrivains et de grammairiens.
En 1194, la ville fut prise par les musulmans. Le RAJAH de Bénarès JAICHAND, malgré ses nombreuses troupes, fut vaineu et tué par QUTH-UD-DIN GHORI et ALA-UD-DIN KALII le roi de Delhi. Les musulmans détruisirent de nombreux temples et bâtirent des mosquées à leur place. Les temples hindous ne furent rebâtis qu’à l’époque d'AKBAR, le plus tolérant des empereurs mongols qui régna de 1556 à 1605. La ville a maintenant repris son ancienne appellation de VARANASI. du nom des deux rivières formant les limites de la cité : la VARUNA (actuellement BARNA) au nord-ouest et l'ASSI au sud. Cette dernière n'est en réalité qu’un ruisseau. Cependant il est probable qu’elle ait été une véritable rivière aux temps Jadis.
Près d'un million de pèlerins visitent la ville chaque année. Nombreux sont ceux qui désirent finir leurs jours à Bénarès, Il est dit que celui qui meurt dans les limites de la ville sainte, quelle que soit sa race ou sa religion. füt-il même le plus grand des pêcheurs obtiendra la libération du cycle des naissances et des morts. Néanmoms. les écritures hindoues précisent bien qu'il s'agit seulement de la KRAMA-MUKTL la libération progressive. après un séjour dans les paradis les plus élevés et non de la fibération immédiate dés la mort du corps. Cette dernière, la KAIVALYA-MUKTI ne peut s'obtenir que par la Connaissance, fruit d’un effort personnel. Bénarès KASHI comme l'appelle les hindous est consacrée à SHIVA qui représente l'aspect destructeur du Divin : celui qui détruit les péchés, la souffrance pour les gens encore attachés au monde. Pour les ascètes. il est celui qui détruit l’ignorance, l'obscurité, le sens de l’Ego et les amène ainsi à la Connaissance et à la Libération. Les hindous croient qu'il est toujours présent dans la cité et qu'au moment de la mort, c’est lui qui reçoit le principe conscient des mourants et leur enseigne le TARAKA MANTRA, la formule sacrée qui permet de passer sur l’autre rive. L'âme du mourant ira d’abord au SHIVA-LOKA (le paradis de SHIVA) ensuite au BRAHMA-LOKA (le paradis le plus élevé) où elle obtiendra progressivement la connaissance libératrice.
Bénarès est construite sur la rive gauche du Gange qui forme un croissant autour de la ville. Le fleuve dont le cours de l’Himalaya à Calcutta va d’ouest à est fait ici une boucle nord-sud. Cette même déviation se produit à UTTAR-KASHL, la Bénarès du Nord dans l'ouest de l’Himalaya. Les hindous accordent une grande importance à l'orientation sur les points cardinaux. Ainsi par exemple, le brahmine doit faire sa prière matinale au lever du soleil le visage tourné vers l’est et le soir en direction du soleil couchant. Ceux qui ont renoncé au monde font leur méditation face au nord. Aussi, la boucle que fait le fleuve a selon toute probabilité été une des raisons qui ont amené les aryens des temps védiques à construire la ville à cet endroit. D'autre part, le Gange est ici très large. À cause des pluies, il ressemble à un bras de mer. Même en pleine chaleur, il conserve un débit important alors qu’en beaucoup d’autres points de son cours, le lit du fleuve est considérablement asséché.
Le Gange est un fleuve étrange qui a ses humeurs. Comme les êtres vivants. T'antôt il est calme et impassible comme une mer d'huile, les caux coulant très lentement. D’autres jours, un courant impétueux emporte les barques. De temps en temps, un vent violent souffle à contre courant et on se croirait en mer par temps de houle.
Par endroits, assis sur la berge, j'ai souvent vu brusquement apparaître un courant d’eau venant d'on ne sait où, puis quelques minutes après, un autre courant en sens inverse. Ceci à plusieurs reprises. « Gangaji respire » répètent les gens du pays. Surtout en saison des pluies, le fleuve est animé d’une quantité de mouvements étranges et de tourbillons produisant chacun un bruit différent. On croirait un être humain qui s’anime puis se calme ou se fâche. En dehors de la saison des pluies pendant laquelle il charrie des flots boueux, le reflet coloré du fleuve est d'une grande beauté. D'un bleu marine dans le courant de la journée, il passe vers le soir à une riche palette de mille nuances bleu verdâtres. Au coucher du soleil. c'est une véritable splendeur.

De temps à autres, passe une barque chargée de pèlerins. Alors un chant religieux, cet hymne à SHIVA monte vers les cieux :
« JAÏ MAHADEV SHAMBHO KASHI VISHVANATH GANGE » (JAl=victoire à ; les autres mots à part Gange sont des épithètes de SHIVA)

Une barque de pécheurs ou un bateau à voiles viennent encore rehausser la beauté du paysage par leur contraste coloré. Parfois un espadon montre son dos ou fait un bond hors de l’eau. Il nous rappelle qu'il existe aussi une vie dans les profondeurs. D'autres fois, un serpent d’eau tente un abordage mais retourne au large dés qu’il perçoit une présence humaine.
La grande vénération qu’ont les hindous pour le Gange rappelle un peu celle des anciens égyptiens pour le Nil, Ils lui adressent des prières, lui dédient des hymnes religieux. GANGA est féminin dans les langues de l’Inde. C’est la mère : MA-GANGA,. un des aspects du Divin. Un seul bain dans le Gange purifie de tous les péchés. Toucher son eau. voire même la contempler simplement est efficace. Mais ici comme en beaucoup d’autres domaines. c’est surtout à l'aspect subtil des choses que se réfèrent les croyances traditionnelles de l’Inde. L'efficacité du bain purificateur dépend aussi dans une grande mesure de la foi du dévot. De nos jours. le scepticisme a fait de grands progrès. même à Bénarès. Les étudiants de la B.HV (Bénarès Hindu Unniversity) disent ironiquement que la pureté du Gange est tellement grande que lorsqu'ils vont prendre leur bain. leurs péchés craignant d'entrer dans le fleuve. attendent perchés sur les arbres et reviennent s'agripper au baigneur à sa sortie de l’eau. L’histoire Survante, courante parmi les hindous illustre aussi ce tiédissement de la foi :
Un jour, PARVATI posa à son époux SHTVA la question suivante :

« Si l'effet purificateur d’un bain dans le Gange est si efficace, comment se fait-il que le paradis de SHIVA (SHIVA-LOKA) n’en vient pas à être surpeuplé ? »

SHIVA répondit : « Les gens n’ont pas une foi assez suffisante en l'effet purificateur » PARVATI n’étant pas convaincue, SHIVA proposa de lui en faire la démonstration. Tous deux prirent une forme humaine et descendirent à Bénarès sur l’un des GHATS (escaliers donnant dans le fleuve). SHIVA allongé à terre simula la mort et PARVATI debout près de lui se répandit en lamentations bruyantes, attirant une foule autour d’elle. Chacun de la consoler, de lui demander ce qui se passait et comment on pouvait lui être utile.
PARVATI dit : «Mon mari vient de mourir et hélas, je suis trop pauvre pour payer le bois nécessaire à son incinération »
Un grand nombre de personnes répondirent avec empressement : « mais qu’à cela ne tienne, nous sommes prêts à vous fournir tout le bois nécessaire »
PARVATI sécha ses larmes, sourit tristement et répondit :
« J'accepte de grand cœur, mais il y a une condition »
« Dîtes, dîtes, n’importe laquelle » s’écrièrent les grandes âmes
« Mon mari exprime le désir formel que le bois offert pour son incinération ne provienne que de mains d’une personne libre de tout péché. Celui qui donnerait le combustible sans être absolument pur s’exposerait aux conséquences les plus graves »
Un à un, les spectateurs se récusèrent. Aucun d’eux n'osait affirmer qu’il était sans reproche. Toute la journée, PARVATI resta ainsi devant le corps de son époux. D’innombrables passants lui posèrent la même question et reçurent la même réponse. Personne n’osait se dire irréprochable. Vers le soir, passa un personnage hilare et titubant. Un ivrogne notoire, réputé pour avoir tous les vices mais qui pourtant avait bon cœur. La tristesse de la jeune veuve l'apitoya. H s’approcha d'elle pour s'enquérir de ce qui se passait et reçut la réponse répétée mille fois.
« Qu'’à cela ne tienne » dit-il
Il enleva son DHOTI (vêtement), entra dans le Gange et s’immergea à trois reprises. Dés sa sortie de l’eau, il apporta à PARVATI plusieurs brassées d’un bois bien sec
« Voilà le nécessaire MATAJI MATA (MATA= mère et JI=suffixe respectueux) vous pouvez rendre les derniers devoirs à votre époux »
« Mais, mais, êtes vous bien sûr d’être absolument libre de tout péché ? »
« Comment pouvez-vous en douter répondit l’ivrogne, je viens à peine de prendre un bain dans le Gange »

Une légende parle d’un Gange céleste d'où provient le fleuve qui baigne les plaines de l’Inde. Il descendit sur terre grâce aux instances d’un roi et sage nommé BHAGIRATHA. Pour obtenir ce résultat, ce dernier suivit pendant des années une sévère discipline ascétique qu’on cite souvent comme exemple de persévérance et de ténacité. Quand le fleuve descendit, son impétuosité était telle qu'elle menaçait d'ébranler le monde. SHIVA fit alors avec ses longs cheveux un chignon sur lequel les eaux en s’écoulant perdirent leur impétuosité.
Derrière ces légendes, transparaît un symbolisme. La façon de penser de l’hindou est sur beaucoup de points différente de celle de l'occidental. Le savant moderne observe et étudie le monde comme un ensemble de forces régies par des lois bien définies. Mais il ne postule point l'existence d’un pouvoir conscient qui anime et dirige cette synergie. Les lois mécaniques lui suffisent pour expliquer le fonctionnement du monde visible.
En Inde, dans tout l’extrême Orient, il est couramment admis que les forces naturelles sont régies par des entités conscientes ayant chacune leur personnalité propre. Elles sont organisées en une hiérarchie subordonnée à un maître de l'Univers. En Inde, on les appelle les DEVA, les dieux semblables à ceux des anciens grecs ; en Chine ce sont les Dragons.
Le Gange est régi par une déesse dont le corps matériel est le fleuve qui coule dans les plaines de l’Inde. Le soleil a son DEVA, la pluie, le sien. Même les grands arbres ont une déité dont le support physique est un des ces géants de la forêt.
Cette conception semble enfantine et primitive pour un esprit élevé dans le monde occidental. Pourtant cette croyance est non seulement commune à tout l'Extrême Orient mais aussi aux anciens grecs qui pourtant possédaient une civilisation semblable, voire même supérieure à la nôtre sur beaucoup de points.
Les chinois dont le pragmatisme et la fine culture son bien connus, croient néanmoins en l’existence de Dragons. Des sages d'Orient et des occultistes d'Occident affirment que des individus spécialement doués sont capables de voir ces esprits. Existe aussi en Inde la veille croyance des alchimistes consistant à dire que l’homme est un microcosme, c'est-à-dire une reproduction en miniature de la structure de l'Univers. Le corollaire de cette doctrine est que l’on doit trouver toutes les forces de l’univers représentées dans le corps humain avec les déités qui les régissent. L’œil droit correspond au soleil et «l’esprit » qui y réside est une miniature du DEVA qui régit le soleil. Ainsi, tous les DEVA ont leur représentant dans cet univers dans le modèle réduit qu’est le corps humain.
Ceci n’est pas seulement une croyance populaire, mais une doctrine exposée maintes fois dans les VEDA et même dans certains UPANISHADS. En fait, la totalité du KARMA-KHANDA (partie rituelle) des VEDAS est fondée sur cette doctrine. Toute une magie cérémonielle dont le principe fondamental est de parvenir à une synchronisation d’une ou plusieurs forces du corps humain avec les forces cosmiques correspondantes est basée sur cette croyance.
Les rivières sacrées et les lieux de pèlerinage ont aussi leur correspondant dans le corps humain. Le GANGE et la YAMUNA sont représentés par les deux courants nerveux psychiques. l'IDA et le PINGALA. Une rivière souterraine (hypothétique). la SARASWATI correspond au nerf central, la SHUSUMNA.
Le Gange, la YUMANA et on suppose la SARASWATI font leur fonction à PRAYAGA (ALHABAD) à un endroit appelé la TRIVANI qui dans le corps humain correspond à l'AINA CHAKRA (le centre physique situé entre les deux sourcils).
Les eaux du fleuve arrivant à Bénarès portent déjà celle de la YAMUNA. En langage ésotérique, un bain dans le Gange à Bénarès signifierait que la conscience individuelle s‘immerge dans un point situé au dessus de l’AINA-CHAKRA, c'est-à-dire, l’illumination spirituelle.
Le long du Gange, sont construits les célèbres GHATS. De larges escaliers en maçonnerie descendant le plus souvent dans le fleuve et destinés aux bains rituels. Fréquemment, des temples les dominent ou des solides bâtisses, quelque fois des châteaux ou des ashrams. Les fondations des constructions sont souvent hautes et puissantes. Elles font songer par endroits à des châteaux forts ou à des falaises. En saison des pluies, les flots du Gange sont redoutables comme ceux de la mer. Il n’est pas rare qu’une construction soit sapée par la vigueur des eaux.
Une vie religieuse intense vibre le long des GHATS. Dés le matin. avant le lever du soleil — même en hiver- de nombreuses personnes font leur prière après les ablutions rituelles. Un grand nombre de SANNYASIS et de SADHUS (moines et ermites) vivent et font leurs austérités sur les bords du fleuve sacré. Les uns vivent dans de grands ashrams solidement construits. Les autres dans des bâtiments abandonnés, presque à moitié écroulés. Certains dans de petites cabanes au confort précaire. Quelques uns même dans des bateaux amarrés à la rive.
Les GHATS ont chacun leur nom, leur personnalité propre. Chacun d'eux a ses habitudes. sa vie, son histoire, ses traditions, ses souvenirs souvent millénaires.
Je ne citerai que les plus importants car pour les décrire tous en détail il faudrait en écrire un livre.
Le premier en venant de la limite sud de la ville est l’'ASSI GHAT. Il doit son nom et sa sainteté à la petite rivière (presque un ruisseau) nommé ASSI qui forme la limite Sud de la cité et qui se jette dans le Gange à cet endroit. L’ASSI GHAT est un des PANCHATITHA, les cinq endroits sacrés où le pèlerin doit successivement faire ses ablutions dans la même journée’. Le GHAT n’est certes pas plus beau au point de vue architectural mais il a un côté pittoresque qui lui est propre. Les escaliers sont assez loin du fleuve. Après la saison des pluies, les riverains taillent des escaliers dans la terre. Un large espace en terre battue est destiné aux pèlerins qui pour certains jours de fêtes, surtout lors des éclipses lunaires ou solaires, viennent en grand nombre. Cet espace et les alentours du GHAT sont maintenus dans un état de propreté remarquable. De nombreux SANYASIS ont élu leur domicile aux alentours immédiats. Un bateau amarré à la rive a été transformé en un ASHRAM appelé HARI HAR BABA.
HARI HAR BABA venait à peine de mourir quand je suis arrivé à Bénarès en 1951. Ce sage a eu son moment de célébrité. On lui attribue un certain nombre de miracles spectaculaires. Un jour, en se promenant sur la berge opposée au Gange, ses jambes furent écorchées par une variété de ronces pas commune à cet endroit. Dans un mouvement d'’irritation, il s’écria : « Puissent toutes ces ronces disparaître !». Quelques jours après, elles disparurent effectivement.
Quand j'étais à Bénarès, de 1951 à 1959, le bateau était occupé par un de ses disciples. Depuis le bateau ashram a disparu de la rive. À la place, un ashram en béton a été construit au nom de HARI HAR BABA
Sur l’autre rive en face de l'ASSI-GHAT, un peu vers le sud, se trouve la petite ville de RAMANAGAR où habite le RAJAH de Bénarès. Son palais donnant sur le Gange est visible de loin.
Quelques pas plus loin le long de la rive, bordé par le pignon des MAHARAJAHS de REWA, tout le demi-cercle de la ville nous apparaît avec ses GHATS et le fleuve. Un tableau de maître d’une inégalable splendeur. Immédiatement après surgit le TULSI-GHAT. De larges bâtisses dont une partie est en ruines surplombent une plateforme cimentée adjacente à la rive. Ce GHAT est le lieu préféré des dévots de RAM et doit son nom à GOSAÏN TULSI DASS. TULSI DASS est un personnage célèbre dans toute l'Inde. Il est l’auteur du RAMA-CARITA-MANASA, la version hindi du RAMAYANA, le grand poème épique de l'Inde. Cet ouvrage, écrit en vieux hindi et composé en 1574, est très populaire parmi les hindous qui le considèrent comme un livre sacré, TULSI DASS était un grand dévot de RAM et un saint de classe exceptionnelle. I aurait vécu dans la partie nord des bâtisses. C’est là qu’il écrivit la plus grande partie du RAMAYANA en HINDI. Il aurait composé un autre ouvrage : le RAMA-DATAKA, poème écrit en une seule nuit. Il mourut à Bénarès en 1623. L'histoire de sa conversion est remarquable. TUSI DASS était un brahmime du PUNJAB. clan des GOSSAÎÏNSS. Il était marié et menait la vie d’un homme ordinaire. Il témoignait un amour charnel immodéré à son épouse.

Un jour. celle-ci vint à passer quelques jours dans la maison de son père qui vivait de l’autre côté du fleuve. TULSI DASS ne pouvait pas l'accompagner. Un soir, brûlant d'amour pour son épouse et saisi par une sorte de frénésie. il décida d'aller coûte que coûte la rejoindre. Il arriva au bord du fleuve qui était en crue à cette époque de l’année.


Les quatre autres sont DASASHWAMEDHA. MANIKARNIKA, PANCHAGANGA et BARNASANGAM


Il n°y avait pas de passeur car il faisait déjà nuit. Dans sa frénésie, il saisit ce qui lui semblait être un tronc d'arbre à l’aide duquel il traversa le fleuve à la nage. En fait le tronc d'arbre n’était autre qu’un cadavre humain.
Quand il arriva devant la maison de son beau-père, il faisait nuit et craignant de réveiller les gens de la maison s'il appelait, il décida de grimper le long du mur jusqu’à la fenêtre de la chambre où logeait son épouse. Il aperçut quelque chose ressemblant à une corde qui pendait le long du mur. Son cœur bondit de joie car il pensait que son épouse lui avait lancé cette corde. Grâce à cette aide providentielle, il réussit à pénétrer dans la chambre. La corde était en réalité un serpent. C’est ce que raconte l’histoire ou la légende…
Une douche glaciale vint tempérer son ardeur. Son épouse le reçut très froidement et lui parla sévèrement. Elle était une femme religieuse et sage. Elle lui fit honte de s'être laissé aller ainsi de tout son être à un amour chamel. Elle lui dit que s’il dirigeait une faible partie seulement de cet amour vers le Divin, 11 pourrait devenir le plus grande des saints.
Ces paroles provoquèrent un choc psychologique dans l'esprit de TULSI DASS, Depuis ce jour. sa conduite changea complètement. Il devint le célèbre saint et poète que l'Inde vénère. Après être passé devant le château d’eau, d’autres GHATS et avoir marché environ dix minutes. nous arrivons devant le SHIVALA GHAT. Son architecture fait partie des plus belles. Son château fort fut le théâtre d’un fait d'armes historique commémoré par une inscription sur le marbre racontant son histoire :

En 1775, Bénarès fut cédée aux anglais par le NWAB VIZIR D'OUD. Le RAJAH de Bénarès CHAÏT SINGH administrait la ville. En 1780, le gouverneur général de l'Inde anglaise, Warren Hastings exigea un contingent de cavalerie sous prétexte de troubles avec les Mahrottes. CHAÏT SINGH se déroba. Hastings arriva alors à Bénarès et fit emprisonner le RAJAH dans la prison forteresse de SHIVALA. Les partisans de CH AÏT-SINGH entreprirent de le délivrer. Deux compagnies de Sepoys el trois officiers furent massacrés tandis que le RAJAH s’évadait en plongeant dans le Gange par une fenêtre du château.
Le HARISHANDRA GHAT se trouve à peu de distance de là. C’est un des lieux de crémation de Bénarès. Ici, les morts voisinent avec les vivants. Tous les jours, on peut voir des cadavres enveloppés dans des linges blanes où colorés, gisant les pieds dans le Gange en attendant leur tour.
Le bûcher est fait d’une pile de branchages superposés sur laquelle est placé le cadavre. Les convois funéraires sont très simples et sans grand cérémoniel comme en Occident. Je n’ai jamais remarqué de pleurs ni de cris dans le convoi. Le décédé est porté à dos d'homme sur un brancard fait de branchages. Tout le long du trajet. les porteurs répétent à haute voix la formule sacrée en hindi : «RAM NAM SATYA HEl » (seul le nom de RAM est vérité). RAM étant pris comme le symbole du divin. Parfois, danses et cymbales accompagnent le décédé. La mort ici n’a pas l'importance tragique qu’on lui accorde en Occident
« Le sage ne s'afflige ni pour les vivants, ni pour les morts » BHAGAVAT GITA (H. 2)
« Eternel. immuable. antique. Cela n'est pas tué quand meurt le corps » (II, 20)
« De même qu'un homme rejette de vieux vêtements pour en mettre de neufs. ainsi, Cela abandonne les corps usés pour en prendre de nouveaux » (H, 22)
Le but de la crémation qui traduit ume destruction totale et immédiate du corps. est de couper les attaches du principe conscient du décédé avec le plan terrestre. Quand 11 s'agit d'un saint ou d'un sage avant réalisé ce détachement de leur vivant. la crémation n'est pas jugée nécessaire. Le corps est simplement immergé dans le Gange.
Le GHAT doit son nom au RAJAH HARISACHANDRA, un héros romantique favori de l'Inde. Par esprit de renonciation, ce roi abandonna son royaume, vendit sa femme ct ses enfants comme esclaves et devint lui-même pour un an, l’esclave du CHANDALA (hors-caste) préposé à la crémation sur ce GHAT. Dans une ruelle au-dessus de ce GHAT se trouve l'ashram de SHANKARI MA où j'ai passé quelques jours vers 1952. A cette époque, l'ashram était tenu par SWAMI PARAMANANDA, un disciple de SHANKARI MA. Celle-ci avait quitté ce monde quelques années auparavant vers l’âge de cent vingt ans. Elle était une YOGINI et son corps, malgré le grand âge, avait conservé une jeunesse relative. Elle était une des disciples du célèbre TRAÎLANGA SWAMI, le grand sage et magicien qui vécut à Bénarès jusqu’à l'âge de deux cent quatre vingt ans.
TRAÎLANGA SWAMI était renommé pour ses miracles, sa sagesse et ses excentricités. On rapporte qu'un jour il prit le sabre du gouverneur de la ville et le jeta dans le Gange. Le gouvemeur réclamant son imsigne, TRAÎLANGA SWAMI fit surgir du fleuve deux sabres absolument identiques et dit au gouverneur perplexe de choisir celui qui lui appartenait.
Le sage passait quelque fois la nuit dans le saint des saints de Bénarès, le temple de VISHWANATIL. Il dormait les pieds posés sur le sacro-saint LINGAM de SHIVA. Un sage parfait est au-dessus de toutes les conventions sociales ou religieuses.
Après le HARISHANDRA GHAT vient le KEDAR GHAT surmonté d'un temple dédié à SHIVA. KEDARNATH est un des noms de SHIVA et signifie : le seigneur de KEDAR. un lieu de pèlerinage célèbre dans l'Himalaya. Entre les escaliers du GHAT est creusé un bassin dont l’eau aurait des propriétés curatives. C’est le GAURI KUND, l'étang de GAURI.GAURI la dorée, la lumineuse est le nom d’un des aspects de l'épouse de SHIVA. Elle symbolise la lumière de la connaissance divine, Le temple est fréquenté principalement par les bengalis, très nombreux à Bénarès. Ils habitent dans le quartier situé derrière le GHAT. Après le MANSAROWAR GHAT couvert d'ex-votos, le CHAUKI GHAT, le SOMESHWAR, le NARADA, le RAJA. le CHAUSSATI, le RANA. le MUNSHT, l'AHALYA. nous arrivons enfin à l’un des GHATS les plus importants, le DASAHWAMEDHA GHAT. Son nom signifie les dix sacrifices du cheval (DAS= dix, ASHWA=cheval et MEDHA=sacrifice). Selon la légende, INDRA. le roi des dieux aurait fait à dix reprises en ce lieu « le sacrifice du cheval ». L'acte le plus méritoire parmi tous les rites sacrificiels de l'Inde ancienne. Ce sacrifice n'est pas si facile qu'on pourrait le croire à première vue. Seul un roi puissant pouvait se permettre d'accomplir le célèbre YAGNA (sacrifice). L'animal choisi devait être un pur sang n'ayant pas le moindre défaut. Il était laissé libre d’errer à sa guise pendant un an tandis qu’une troupe armée le suivait à distance. Une plaque d'or fixée sur son front indiquait qu'il était destiné à l'ASHWAMEDHA (le Sacrifice). Tout territoire qui était foulé par le cheval était considéré comme une terre conquise ou à conquérir par son propriétaire le roi. C'était un « lancer du gant » à tous les potentats du voisinage. Ceux-ci pouvaient choisir entre se soumettre ou combattre. Si au bout d'un an. la troupe armée revenait victorieuse avec le cheval. le sacrifice pouvait commencer. Son rituel et son symbolisme sont très compliqués. Hs sont expliqués en détail dans le premier chapitre de la BRINADARANYAKKA UPANISHAD.

Suite à ces dix sacrifices faits par INDRA. la sainteté de ce GHAT a été considérablement rehaussée et équivaudrait à celle de PRAYAGA ( ALHABAD).
Le DASAHWAMEDHA GHAT est un des PANCHATIRTHA. c'est-à-dire un des cing lieus particulièrement sacrés où le pèlerin doit successivement faire ses ablutions rituelles dans la même joumée. Ce GHAT est toujours très fréquenté. Une vic religieuse intense y règne. Il couvre un grand espace, De-ci de-là. on peut voir des groupes de personnes écoutant âtlentivement un SANVASSI où un PANDIT discourant sur un sujet religieux ou commentant Un texte sacré. De nombreuses plateformes en bois surmentées souvent d'un parasol sont destinées aux personnes désirant faire leurs prières ou méditations. Plusieurs chapelles ou des ex-Votos bordent la partie supérieure du GHAT. Une route carrossable conduit au centre de la ville.
Avant de quitter la berge du fleuve, on peut visiter le MANIKARNIKA GHAT considéré comme l'endroit le plus sacré de Bénarès. Ce GHAT doit son nom à un petit bassin d’eau dans lequel, selon la légende, SHIVA aurait laissé tomber une de ses boucles d’oreilles (MANI= joyau ; KARNA= oreille). Un bain dans ce bassin est censé purifier de n’importe quel péché. Ce GHAT est le lieu de crémation principal de Bénarès. Nous retrouvons ici le même spectacle funèbre qu’au HARISHCHANDRA. Les crémations ont lieu presque sans interruptions à plusieurs endroits du GHAT et souvent même la nuit.
Très proche du bassin de MANIKARNIKA, se trouve le CHARANPADUKA, l’empreinte des pieds de Vishnou dans le marbre. Un peu plus loin, on peut voir un petit temple de GANESHA, le dieu à tête d’éléphant symbolisant la sagesse. Ainsi, les dieux des différentes sectes voisinent les uns à côté des autres. Différents aspects d’un seul Dieu que chaque individu approche selon ses prédispositions personnelles. Il faut maintenant quitter la berge du fleuve car le soleil va se coucher. Bientôt il fera nuit.
Les brahmines et les ascètes prennent leurs ablutions rituelles du soir et font leuf SANDHYA (prière du soir). Tout le long de la rive, retentissent les gangs et les cymbales des temples. Rapidement, la nuit tombe et les rives du fleuve deviennent silencieuses. De l’ashram où j'habite, je peux tous les soirs contempler au loin les lumières jaunes de la ville. Au milieu de cette nappe d’étoiles, se détache une lumière rouge. C’est la flamme du bûcher de MANIKARNIKA qui nous rappelle dans cette ville éternelle que les choses d’ici-bas sont transitoires.