Chapitre II

Sarnath


Sarnath est toute proche de Bénarès, à une dizaine de kilomètres du centre de la ville, presque sa banlieue, Pourtant, ce sont deux mondes différents.
D'un côté, Bénarès, citadelle de l’orthodoxie hindoue avec son intense vie de dévotion religieuse, ses castes, ses rituels, ses cérémonies, ses rues grouillantes d’une foule nerveuse et bruyante, ses magnifiques GHATS longeant le fleuve où se côtoient tous les représentants des innombrables sectes de l'hindouisme, les SADHUS aux types les plus variés. Du NAGA entièrement nu au digne SANYASSI de la mission RAMAKRISHNA avec son bonnet couvrant les oreilles et son vêtement ocre, propre et impeccable. Et là, toute proche, SARNATH, un des derniers fortins sur la terre de l’Inde, de ce bouddhisme qui jadis y fut tout puissant. SARNATH qui vous enveloppe de sa paix silencieuse et vous offre une brusque détente après l'atmosphère électrifiée de Bénarès.
SARNATH de nos jours est un tout petit village. Pourtant, c'était jadis un des grands centres du Bouddhisme couvert de nombreux monastères et de constructions où vivaient des milliers de moines et de laïques.
Il y a deux mille cinq cents ans, le Bouddha y fit son premier sermon et « fit tourner la roue de la vraie doctrine » qui influença si profondément la pensée et la philosophie de l’Asie. SARNATH s’appelait à l'époque RISHIPATANA (ISAPATANA en PALI). Une forêt où des sages (RISHIS) venaient pour mener une vie de reclus.
Les inscriptions sur pierre datant du règne de l’empereur ASHOKA (3“" siècle avant JC) désignent le lieu par le nom de SADHARMACAKRAPRAVARTANA VIHARA. c'est-à-dire : le monastère où fut tournée la roue de la vraie doctrine.
Le nom moderne de SARNATH, abréviation de SARA NATHA. «le seigneur (ou le roi) des daims » à été inspiré par une des JATAKAS du Bouddha. Les JATAKAS (il y en a plusieurs centaines) sont des histoires que le Bouddha aurait raconté lui-même au sujet de ses vics antérieures. Comme la plupart des grands sages, il se souvenait de toutes les vies humaines ou préhumaimnes par lesquelles il était passé. Le JATAKA du roi des daims raconte l’histoire suivante :
À une époque très reculée. vivait dans la forêt qui existait alors aux environs de SARNATH. un vaste troupeau de daims et de gazelles sauvages. Ce peuple de la forêt était gouverné par un roi très sage qui n’était autre que celui qui devait un jour s'incarner dans le corps de GOTAMA le Bouddha. Le roi de Bénarès venait souvent chasser dans cette forêt. Il massacrait un grand nombre de daims. La chair et la peau des daims étaient en effet très apprécices,
Pour faire cesser ce massacre aveugle. le roi des daims alla trouver celui de Bénarés et lui proposa le marché suivant : tous les jours. un des daims du troupeau viendrait s’offrir volontairement en sacrifice au palais de Bénarès en échange de quoi, le RAJAH interdirait la chasse au daim. Le marché fut accepté.
Le peuple des daims observa scrupuleusement la convention. Tous les jours, un daim était désigné et s’acheminait volontairement vers le palais de Bénarès où il était sacrifié.
Un jour, ce fut le tour d’une gazelle. Mais celle-ci refusa de se rendre à Bénarès et demanda audience au roi des daims. Ce dernier, bien qu’apitoyé par le sort de la victime, lui Fit comprendre qu’elle ne pouvait se dérober puisque son tour était venu selon les règles établies. Mais la gazelle plaida que le marché conclu consistait à envoyer un seul daim journellement au roi de Bénarès. Or elle était enceinte et cela ferait deux victimes.
Le roi des daims qui avait déjà le cœur de BODHISATVA fut profondément touché. TI réfléchit et conclut qu’il ne restait qu’une solution : s'offrir lui-même en sacrifice à la place de la gazelle.
Il se dirigea donc vers Bénarès. Le roi de la ville sainte le reconnut et lui demanda ce que lui valait l'honneur de cette visite. Le roi des daims lui exposa la raison pour laquelle il serait lui-même la victime du jour.
Devant tant de grandeur d’âme, le roi de Bénarès s’inclina et promit de respecter dorénavant la vie du peuple des daims.
Quand le Bouddha atteignit la « grande illumination » le jour de la pleine lune du mois de WAISAK, à BOUDDHA-GAYA, il passa d’abord six semaines immergé dans le bonheur du SAMADHT. Quand il revint à la conscience empirique, il se demanda s’il devait ou non divulguer la doctrine qu’il avait découvert. TI se dit à lui-même :

« Ce que j'ai conquis avec tant de peine, pourquoi le ferai-je entendre ? Des gens consumés par la luxure et la haine ne pourront comprendre cette vérité »!

Or, la légende dit que BRAHMA et d’autres dieux lui apparurent et le supplièrent de daigner guider l’humanité sur le chemin du salut. Le Bouddha se demanda d’abord qui donc serait capable de comprendre cette doctrine si subtile. Ceux qui auraient pu l'assimiler, ADARA, KALAM et UDRAKA RAMAPUTRA (les maîtres du Bouddha) n’étaient plus.
Il se souvint alors des cinq compagnons qui l'avaient abandonné. Avant son illumination. le Bouddha avait passé en compagnie de ces cinq moines, une longue période d’ascétisme marquée par de pénibles macérations et des jeûnes. À la fin de cette période, il ne lui restait plus que la peau et les os. Ses yeux sortaient des orbites et il ressemblait à un cadavre ambulant.
Alors il comprit dans un éclair d’illumination que les macérations de la chair étaient autant un obstacle à l’illumination que la course après les plaisirs. Il commença à nourrir son corps et à vivre normalement.
Ses cinq compagnons, convaincus qu’il était «tombé du Yoga » l’'abandonnèrent. C’est pourtant à ces cinq compagnons que le Bouddha pensa d’abord comme réceptacle de la doctrine qu’il avait découvert. Il partit à leur recherche. Il les trouva à SARNATH. L’endroit où il les rencontra est appelé de nos jours le CHAUKANDI et se trouve sur la route de Bénarès à SARNATH, à un demi-mile environ du centre du lieu saint bouddhiste. Il est marqué par un monticule surmonté d’une tour octogonale en ruines, les restes d'une STUPA qui fut érigée plus tard pour commémorer l'évènement.
Les cinq compagnons poursuivaient sans résultat leurs terribles austérités. Quand ils virent approcher leur ancien compagnon qui. croyaient-ils s’était laissé aller à la vie facile. ils décidèrent tout d’abord de l’ignorer et de ne pas lui adresser la parole. Mais le rayonnement et la noblesse de son visage étaient tels qu'involontairement ils se levérent à son arrivée et lui offrirent respectueusement un siège.
C’est alors que le Bouddha leur prêcha le fameux premier sermon et mit en route « la roue de la doctrine » ( DHARMACHAKRAPRAVARTANA) dont voici un résumé :


! VINAYA MAHAVAGGA L 3-5


« Oh ! Frères moines, celui qui a renoncé au monde doit éviter les deux extrêmes. Quels sont ces deux extrêmes ? D’un côté ce qui est relié et en rapport avec la luxure par les plaisirs des sens et qui est bas, obscur, vulgaire, méprisable et sans bénéfice. De l’autre côté ce qui est en relation avec la mortification de la chair et qui est pénible, méprisable et sans profit. Et maintenant oh ! moines, voici la noble vérité de la souffrance :
- la naissance est souffrance
- La vieillesse est souffrance
- La maladie est souffrance
- La mort est souffrance
Et voici, oh! Moines, la noble vérité de la cause de la souffrance : C’est le désir (en PALI : TANHA, littéralement= soif) qui conduit aux renaissances alliées aux plaisirs et à la luxure trouvant sa joie par ci par là. Le désir d’être et le désir de ne plus être.
Et voici, oh ! Moines, la noble vérité de la cessation de la souffrance : C’est la cessation sans le moindre résidu de ce désir, c’est l'abandon, la renonciation, la libération, le non-attachement. Et maintenant, oh ! Moines, voici la noble vérité du chemin qui mène à l’extinction de la souffrance !
C’est le sentier Octuple, c'est-à-dire :
- La croyance juste ( la compréhension intellectuelle)
- La résolution juste
- L'action juste
- Une manière de vivre juste
-  L'’effort juste
- La conscience juste (dans le sens : être conscient)
- La concentration juste »
Les cinq compagnons, désormais convaincus que le Bouddha avait réalisé la Vérité, devinrentses premiers disciples.
L'endroit où «le premier sermon » fut prononcé se trouve dans le cite même du lieu de pèlerinage au sud-est. I est marqué par une STUPA qui est la fameuse DHAMEKH STUPA. Une massive construction circulaire et semi-ovoïde en briques faisant une quarantaine de mètres de hauteur
HIVEN TSANG, le célèbre pèlerin chinois qui voyagea en Inde de 629 à 645 après J.C le décrit dans ses mémoires sous le nom d’ASHOKA-STUPA. Probablement, elle fut construite par l’empereur ASHOKA, «le Constantin du Bouddhisme » vers le troisième siècle avant JC.
I] existait aussi une autre STUPA nommée DHARMARAIIKA, communément appelée JAGATSINGH STÜPA, du nom de JAGAT SINGH, le DIWAN (premier ministre) du RAJAH de Bénarès CHAIT SINGH qui la fit démolir en 1794. Il y trouva une cassette contenant des reliques qui furent jetées dans le Gange. Les briques de la STUPA furent utilisées pour la construction d’un marché à Bénarès.
Le DHAMEKH STUPA a été restauré maintes fois comme le montrent ses façades d'ancienneté diverses. Cette STUPA se trouve au milieu de ruines d'anciens monastères qui sont les vestiges d’une cité religieuse jadis florissante.

Depuis l’époque de l’empereur ASHOKA, SARNATH devint un célèbre centre du Bouddhisme, abritant plusieurs milliers de moines.


! VINAYA MAHAVAGGA [, 10-23 : adapté d’après la traduction anglaise dans 2500 veurs of Budhism, edition P.V BAPAT


ASHOKA y fit construire de nombreux monuments dont un de ces fameux piliers porteurs d’édits qui est encore debout de nos jours. C’est un SHANGHA BHEDIKA, c'est-à-dire, un édit menaçant d’excommunication les moines et les nonnes qui tenteraient de créer un schisme dans l’ordre.
Le site de SARNATH tel qu’il était dans toute sa gloire est décrit en détails dans les mémoires des deux célèbres pèlerins chinois : FA-HIEW (5°"” siècle après J.C) et HIVEN-TSANG (7°"*siècle après J.C). Jusqu’au douzième siècle, SARNATH grandit en importance et en célébrité. De nombreux édifices et temples y furent construits. L’un des derniers en date est le « Temple de la Roue de la Doctrine » qui fut construit sur l’ordre de KUMARADEVT, une des reines du roi GOVINDA CHANDRA de KANAUI (1“° moitié du 12°" siècle). C’est ce que nous apprend une inscription retrouvée parmi les ruines de SARNATH. L’inscription dont le texte est l’œuvre d’un poète de l’époque, chante les gloires de la reme KUMARADEVI, sa piété et sa beauté. Parmi les nombreuses flatteries hyperboliques du poète de la cour, se trouve la suivante :

« Sa démarche est gracieuse comme celle d’un éléphant »

Je doute fort que nos dames parisiennes apprécieraient ce genre de louanges…
De toute cette gloire de l’ancienne SARNATH, il ne reste que des ruines. Seule la DAMEKH STUPA est toujours debout, ainsi que le pilier d'ASHOKA. La tête du pilier est brisée. Cette tête, une remarquable pièce de sculpture est maintenant la figure centrale du musée archéologique de SARNATH. C’est le fameux «sceau d’ASHOKA », symbole de l’Inde moderne : un CHAKRA (roue symbolique) surmonté de quatre lions adossés.
Après le 12" siècle, l’hindouisme redevint la religion prépondérante en Inde et le Bouddhisme disparut presque complètement de son sol natal. SARNATH tomba dans l’oubli et ses monuments en ruines.
En 1891, un jeune cingalais plein d’enthousiasme : ANAGARIKA DHARMAPALA fonda à Colombo la MAHA BODHI SOCIETY qui visait à travailler pour la renaissance du bouddhisme sur sa terre natale et la restauration des lieux saints.
Cette société est devenue depuis une puissante organisation dont le centre est à Calcutta. Elle a de nombreuses ramifications sur tout le territoire de l'Inde.
Quand DHARMAPALA vint pour la première fois à SARNATH, c’était un minuscule village entouré d’une jungle infestée de sangliers. Il voulut restaurer ce lieu si sacré pour les bouddhistes. Il démarra la construction d’un temple qui ne fut terminé qu’en 1931.
Ce temple. le MULAGHANDHAKUTI VIHARA est une élégante construction d’une certaine beauté. Son autel contient des reliques découvertes à TAXILA (nord-ouest de l’Inde), à NAGARJUNAKONDA (dans le sud) et à MIRPURKAS (également dans le Sud).
Les murs du hall intérieur sont décorés de très belles peintures murales, œuvres d’un artiste japonais, illustrant des scènes de la vie de Bouddha.
La MAHA BODHI SOCIETY a donné une vie nouvelle à SARNATH en ajoutant d’autres constructions : une école religieuse, une bibliothèque, un dispensaire médical gratuit, une école primaire et une école normale.
Le célèbre philanthrope hindou, monsieur BIRLA y a fait construire une vaste et confortable DHARMASHALA (hôtel pour pèlerins).
Le temple est maintenant entouré d’un parc très étendu dont une partie clôturée protège des daims vivant à l’état naturel. Ainsi, SARNATH justifie toujours son nom antique.
Le lieu saint est maintenant habité par un groupe de moines bouddhistes presque tous cingalais. dirigés par un supérieur qui est en même temps le secrétaire de la MAHA-BODHI SOCIETY chargé de la direction du lieu saint. Pendant les années où j'ai vécu à Bénarès, je suis venu souvent passer quelques jours à SARNATH. Les moines me reccvaient avec une grande cordialité, presque comme l’un des leurs. Le supérieur, un homme charmant pour qui j'ai beaucoup d'amitié s’ingéniait à rendre mon séjour aussi confortable que possible.