En mai 1976, j’eus mon premier darsana de Srî Mâ Ânandamayî à Kankhal (Haridwar). Dans le tout premier darsana que je reçus d’elle, elle révéla gracieusement son identité et son statut divins. Au moment même où je la vis, je ne pus contrôler mes émotions et je fondis en larmes. Un sentiment intuitif très puissant et profond me disait que je voyais Dieu vivant — un Dieu d’amour, un Dieu de vérité et un Dieu de compassion. Toutes les pensées du mental se dissipèrent. La seule qui dominait tout mon être était qu’elle n’était rien d’autre que DIEU SEUL et qu’elle était venue sur terre pour sauver guider l’humanité ; pour libérer les âmes qui se trouvèrent dans les griffes du samsâra — l’existence dans la roue des mondes.
Avant cet événement, je n’avais lu aucun livre à son sujet, ni entendu quoi que ce soit sur son élévation. Il se trouve que j’étais à la recherche de la Vérité, et au cours de cette recherche, je l’avais trouvée. La trouvant, mon mental s’immobilisa. Ce fut la fin de ma recherche d’un Dieu empreint de plénitude et de majesté. Je ne L’avais pas trouvé « dans » Mâ, mais « en tant que » Mâ.
Après sept mois de cette expérience, toujours par sa grâce, une autre expérience me fut octroyée, de nature totalement mystique et transcendante. Elle était si abstraite que la désigner comme « expérience » semble inapproprié. Au mieux, je puis l’appeler la « limite de la négation »(9), ou pour reprendre les mots de K.C. Bhattacharya, la « négation du “ je “ ». La conscience de soi, pour ainsi dire, avait fait place à une Réalité qui n’avait ni parole à dire, ni mental pour penser ou analyser. C’était un retournement de la conscience en quelque chose d’inconnu, qu’on ne peut appeler ni la conscience ni l’inconscience.
Je ne puis pas dire que c’était l’expérience d’une état « bienheureux », ou que j’avais réalisé quelque chose de « positif », ou même que c’était une expérience « d’être ».
C’était une négation totale. Il ne restait rien à expérimenter ou à réaliser. Peut-être puis-je appeler cela la « plénitude du vide ».
La négation du « Je » était aussi la négation du monde. Rien n’était dès lors réel ou « existant » pour moi. Moi-même et le monde étions tous deux perdus dans quelque vide inconnu.
Lorsque la conscience revient de cet état de néant ou de vide, elle constata que tout existait, et pourtant rien n’existait. « J’étais ; et pourtant je n’étais pas ; le monde était, et pourtant le monde n’était pas ». Telle était la nature même de cette expérience.
Si je ne me trompe, je puis assimiler cette expérience mystique à la « ajâtivâda »(10) de Gaudapâda d’une part et à la « nairâtmayavâda » (11) de Nâgârjuna d’autre part. Expliquant sa doctrine de non-origination (ajâtivâda), Gaudapâda dit :
« Aucune âme individuelle n’est jamais née, et il n’y a aucune possibilité qu’elle naisse. C’est la suprême vérité qu’absolument rien ne naît. »(12)
Nous trouvons la même déclaration chez Nâgârjuna quand il dit dans ses Mûla madhyamaka kârikâs :
« Le Bouddha a enseigné qu’ « il n’y a ni âtman ni anâtman », et il a enseigné également qu’ « il y a âtman » et qu’ « il n’y a pas d’âtman ». »(13)
« La production est impossible, parce que rien ne peut prendre naissance ; et s’il n’y a pas de production, comment peut-il y avoir subsistance et destruction ? Ce sont comme une illusion, un rêve ou une cité magique des Gandharvas. Et par conséquent, s’ils sont irréels, une substance composite est également irréelle. »(14)
9 : Pour une description plus détaillée de cette expérience, consulter notre brochure An Epilogue to Reality.
10 : La doctrine de la non-origination.
11 : La doctrine de la négation du soi.
12 : Mândûkyakârikâ 3/48, également 4/71.
13 : Mûla madhyamaka kârikâs, 18/6. 6.
14 : Ibid, 7/33, 34.
Nâgârjuna et Gaudapâda disent tous deux que le monde objectif et le moi individuel subjectif n’ont pas de réalité substantielle. Et c’est exactement l’expérience qui se produisit de façon inattendue au cours de la sâdhanâ. Je pensai que cette expérience était la dernière, que j’avais atteint le but, et que désormais il n’y avait plus de voyage. Je demandai un entretien privé avec Srî Mâ Ânandamayî, ce qu’elle m’accorda avec empressement et obligeance. Je lui racontai cette expérience en lui demandant si j’avais raison de considérer ma réalisation comme « finale », et de penser que c’était la fin de mon voyage.
Avant cet entretien, je m’étais adressé à elle à plusieurs reprises, lui soumettant mes problèmes spirituels, et chaque fois elle me donnait des explications détaillées. J’attendais la même chose cette fois aussi. Mais à ma plus grande surprise, elle ne fit qu’une remarque très énigmatique : « Le voyage a commencé ».
Perplexe devant cette mystérieuse réponse, je regardai son visage. Il y avait en moi un flot de pensées. Je me dis :
« Que peut-il rester de plus atteindre ou à savoir si je ne suis pas ? C’est toujours « je » — le moi individuel — qui désire, cherche et atteint, mais quand il n’est tout simplement pas, comment peut-il encore y avoir un voyage pour connaître ou atteindre quelque chose ? »
Mâ lisait dans mon mental. Me voyant perplexe et dans un état de confusion, elle lança avec grâce un regard très compatissants, et tendrement, d’une voix très bienveillante et douce, me demanda de lui rendre visite le lendemain. Je passai la nuit tant bien que mal, et je me précipitai chez elle le lendemain. Ce fut pour moi le jour le plus heureux. Srî Mâ Ânandamayî m’initia dans le srî-vidyâ(15) et m’introduisit ainsi dans l’école d’Âgama - ou Tantrasâstra. J’en fus très heureux car je savais que ce n’était que par la grâce et la bénédiction du guru qu’on peut avoir un réel accès à cette science de la Réalité. Elle m’enjoignit de suivre sans cesse la discipline de cette science très sainte. Je suivis les instructions et, en temps voulu, je réalisai la signification de sa réponse énigmatique. Je découvris que c’était vraiment un « voyage », un voyage non pas de l’ignorance à la connaissance, mais d’une « expérience » intérieure à une « compréhension » extérieure, ou pour le dire dans les termes de l’Âgamasâstra, c’était un voyage de « paurusa-jnâna » à « bauddha-jnâna »(16)
Selon les termes de Srî Mâ Ânandamayî, c’était un voyage du « vide » au « grand vide » ; de « sûnya » à « Mahâsûnya ». C’était comme un voyage d’une âme vide vers une Réalité qui est plénitude, et qui englobe paradoxalement tous les opposés tels que l’Être et le Non-être, etc. Nanti de cette nouvelle vision, la Vérité ne fut désormais pour moi ni négation exclusive, ni affirmation isolée, mais un « Rien » silencieux et illuminé qui est une synthèse des deux et résout toutes les contradictions. Lois de Blois(17) a très bien résumé la question dans ces paroles illuminatrices :
« L’âme, entrée dans la vaste solitude de la Divinité, se perd joyeusement ; et illuminée par l’éclat des ténèbres les plus lumineuses, devient par la connaissance comme si elle était sans connaissance, et demeure dans une sorte de sage ignorance ».
Srî Mâ Ânandamayî résolut un jour, au cours d’une conversation importante, l’énigme de sûnya et Mahâsûnya de cette manière :
« La forme est réellement vide. Il faut voir que la liberté de la forme signifie vraiment la réalisation que la forme elle-même est le vide. De cette façon, le monde (du sujet et des objets) se révèle comme vide (sûnya) avant de se fondre dans le Grand Vide (Mahâsûnya). Le vide qui est perçu dans le monde est une partie de « prakrti » et donc encore forme. De ce vide, il faudra procéder au Grand Vide ».(18)
Et expliquant « Mahâsûnya », Elle dit à une autre occasion : « Mahâsûnya est Sa forme ».(19) Ce que l’on entend réellement par cette courte déclaration ressortira clairement d’une autre de ses paroles :
« Seul pour le Suprême il est possible d’être tout et pourtant rien, et vice-versa ».(20)
A partir des énoncés ci-dessus, il est évident que la Réalité ou l’Absolu pour Srî Mâ Ânandamayî est une vaste résolution de tous les opposés et une Unité mystique de toutes les contradictions. Ce qui apparaît comme une contradiction pour l’intelligence, est une résolution pour la « révélation ». Là où le mental échoue, la foi l’emporte.(21) A la lumière de cette nouvelle vision et de cette nouvelle perspective, j’étais maintenant capable de comprendre la véritable implication des déclarations négatives et positives sur la Réalité ou Brahman-Âtman, que l’on trouve dans les Upanisads et d’autres Ecritures des religions du monde.
15 : Srî-vidyâ est une science préventive et corrective de la Réalité. Il empêche le voilement de la Vérité et corrige nos perceptions en nous accordant la vraie connaissance et la bonne compréhension.
16 : La philosophie âgama reconnaît et distingue deux types d’ignorance, à savoir : « paurusa-ajnâna » et « bauddha ajnâna » ; et deux types de connaissance, à savoir : « apaurusa-ajnâna » et « bauddha jnâna » ; par la première, on entend l’ignorance inhérente à l’âme et à l’intelligence respectivement : et par la seconde, la suppression de cette ignorance respectivement par la « grâce » et par la pratique de la discipline spirituelle prescrite par son guru.
17 : Louis de Blois-Châtillon, dit Louis de Blois (en latin Blosius), est né en 1506 et mort en 1566. Il fut abbé de Liessies, réformateur bénédictin et auteur de traités spirituels.
18 : Words of Srî Ânandamayî Mâ, Dialogue, p.184.
19 : Srî Srî Mâtâ Ânandamayî Vacanâmrta, IV p. 223.
20 : Words of Srî Ânandamayî Mâ, p. 14.
21 : Bhagavad Gîtâ, 4/39 « Atteignent la connaissance ceux qui ont la foi. »
extrait de Introduction à la philosophie indienne de la connaissance de l'absolu selon Anandamayi Ma Swami Kedarnath Edition L'harmattan 2021